Calvin et Hobbes en liberté
Thierry Smolderen
Calvin
et Hobbes, la merveilleuse série de Bill Watterson, sest
arrêtée en novembre 1995, dix ans après sa création,
le dessinateur se consacrant désormais à la peinture.
Linsupportable petit garçon doué dune imagination
sans limite et son tigre mi-peluche, mi-philosophe auront marqué
la bande dessinée mondiale. Mais quest-ce que ces personnages
peuvent nous apprendre sur leur énigmatique auteur ?
Les recueils de Calvin et Hobbes excellemment traduits en français
par Laurent Duvault (1) sont dune qualité sans faille.
Bien que composés de gags séparés, ils comptent
probablement parmi les albums les plus difficiles à refermer
avant la dernière page, tant est forte lenvie de reconduire
le plaisir, strip après strip. Dans les pays anglo-saxons, on
appelle ce type de livres des page turners un qualificatif
généralement réservé aux thrillers. De fait,
en Angleterre et aux Etats Unis, Calvin et Hobbes niche très
haut dans les listes de meilleurs ventes, entre les derniers ouvrages
de James Ellroy et de Ruth Rendell. Il ne sagit pourtant que dune
bande dessinée humoristique tournant autour de la vie quotidienne
dune famille du middle-west, et plus précisément
dun petit garçon insupportable (Calvin), flanqué
dun tigre fantasmatique (Hobbes) qui prend des allures de peluche
dès quun adulte apparaît dans limage (2).
Nous savons très peu de choses sur Bill Watterson, qui est une
des personnalités les plus secrètes de la profession.
A part une interview dans le Comics Journal (3) où il sest
refusé à donner le moindre détail concernant sa
vie privée, et le Calvin et Hobbes tenth anniversary book (4)
compilation de strips et de planches dominicales dont il a signé
les textes daccompagnement Bill Watterson sest montré
pour le moins rétif au vedettariat. Paradoxalement, cette résistance
est des plus parlante. Beaucoup de sa personnalité transparaît
dans ses prises de positions lapidaires vis a vis des pratiques commerciales
et éditoriales en usage aux Etats-Unis.
Watterson contre les forces du bizness
Voici le peu que nous savons de lui : né à Washington
DC en 1958, le futur créateur de Calvin et Hobbes est marié
mais na pas denfant. Il a publié ses premiers dessins
dans des journaux détudiants puis, au sortir de lécole,
en 1980, il est devenu dessinateur politique pour le Cincinnati Post
, expérience quil qualifie lui-même de pénible
mais heureusement brève. Il fut renvoyé
au bout dun an. Durant les cinq années qui suivirent, il
proposa une kyrielle didées de strips à différentes
agences. LUnited Features Syndicates, intéressée,
lui proposa un contrat de développement qui aboutit à
la création de Calvin et Hobbes. Après réflexion,
la compagnie ne trouva pourtant pas lessai prometteur. La série
fut saisie au bond par lUniversal Press Syndicate qui la lança
en novembre 1985, non sans avoir fait signer au jeune dessinateur un
contrat bien saignant. Modestement, Watterson se préoccupa surtout
de ce que ce premier contrat lui réservait en cas déchec
une erreur quil fut rapidement amené à regretter
: Calvin et Hobbes simposa tout de suite comme lun des succès
les plus phénoménaux de lhistoire du strip. Moins
dun an après ses débuts, les premières propositions
de merchandising commencèrent à tomber.
Lopposition forcenée de Bill Watterson à toute tentative
de commercialisation de ses images en dehors du cadre strict de la bande
dessinée est un de ces combats épiques au finish qui font
chaud au cur (il décrit sa position en détail dans
le livre célébrant le 10ème anniversaire de la
série). Imaginez la stupéfaction des commerciaux
sapprêtant à rendre riche un jeune auteur
tout en sen mettant plein les poches eux-même, bien entendu
et qui se voient retourner une première fin de non recevoir :
Monsieur Watterson naime pas lidée de voir
ses dessins orner des T-shirts ou des tasses de cafés : il pense
que cela nuit à lintégrité du strip !.
En fait, le contrat signé par le jeune homme leur donne le droit
de passer outre ses réserves, mais vu le succès étonnant
de la série, on décide de ne pas le ramener trop brusquement
à la réalité du business. Le gamin est doué;
les commerciaux acceptent de patienter un peu. Les mois passent et le
strip se vend de mieux en mieux. Les propositions de licences commencent
à pleuvoir. Les gens du syndicate font naturellement monter la
pression. On est en Amérique, au milieu des golden eighties,
les rues sont pleines de yuppies prêts à tout pour remplir
de billets verts leur attaché-case... On explique à Bill
Watterson quune simple signature au bas dun contrat lui
rapporterait des millions de dollars. Et il ne sagit même
pas de sa signature ! LUniversal peut très bien sen
passer. Les discussions senveniment quelque peu. Il faut dire
que les deux parties nont pas grand chose en commun : Bill Watterson
se fout autant du pactole que le syndicate de son intégrité
artistique. Selon ses propres dires, Watterson est probablement le premier
auteur à regretter son propre succès et à se battre
contre son syndicate pour faire moins dargent.
Mais en définitive, cest évidemment le succès
de Watterson et dans la mesure où la chose a une influence
sur ce succès, ce dont nous ne nous permettrons évidemment
pas de douter son intégrité artistique, qui le
sauvent. Car Calvin et Hobbes continue à surpasser les plus folles
prédictions : trois ans après ses débuts, en plein
période de décadence du comic strip, le strip
est publié dans 600 journaux. Il flotte comme une odeur de poule
aux ufs dor dans cette success story, et on hésite
quelque peu à sortir la hachette et la casserole.
Comme dans toute bonne intrigue américaine, vient pourtant le
moment de laffrontement décisif. Cinq années se
sont écoulées depuis la création de Calvin et Hobbes,
le syndicate décide quil ne peut plus résister au
tas de dollar quon lui propose (Spielberg est intéressé
par une adaptation, un grand trust du jouet américain veut vendre
des poupées Hobbes), Watterson sera obligé de manger son
pain noir. Mais le dessinateur a pris sa décision, lui aussi.
Il annonce que si on passe outre son avis, cela prouvera quil
na pas le contrôle de son uvre ; dans ces conditions,
il laissera tomber la série. En un ultime sursaut de lucidité
le Syndicate se rend compte que Calvin et Hobbes sans Watterson perdra
probablement toute valeur aux yeux des lecteurs (le contrat leur permettait
de confier la série à dautres dessinateurs).
On déchire donc le vilain papier et on en rédige un autre
: les droits de licences appartiennent désormais à Bill
Watterson, lequel, on sen serait douté, sempresse
de les oublier au fond dun tiroir. Bill Watterson gagne donc cette
(première) grande bataille contre les forces du bizness. Pourtant,
soyons honnête, une question importante devrait nous tenailler:
en quoi consiste exactement cette intégrité artistique
qui lui a fait jeter un si beau paquet de dollars par la fenêtre
?
Dabord un héritier
Deux mots reviennent en permanence sous sa plume quand il cherche à
sen expliquer : la subtilité et la complexité, qui
sont , daprès lui, les qualités essentielles de
son strip et précisément celles qui auraient le plus à
souffrir dune commercialisation sauvage de ses images. Effectivement,
ce nest pas en tant quartiste extraordinaire
que Watterson peut revendiquer son intégrité; il est tout
sauf un Orson Welles de la BD, génie flamboyant, briseur de tabous
et de règles. A première vue, Calvin et Hobbes occupe
au contraire un milieu de la route assez tranquille, naffronte
aucun sujet politique directement, et soffre en parfait exemple
de produit grand public.
Watterson nest donc pas un artiste révolutionnaire, du
moins en première analyse. Une influence dont il ne se cache
pas domine dailleurs son travail : celle de Charles M. Schulz,
le créateur de Peanuts (uvre qui a connu, comme on sait,
toutes les formes de commercialisation imaginables). Watterson avoue
que cest la lecture de Peanuts qui lui a donné sa vocation.
Lun des concepts centraux de Calvin (les séquences imaginaires)
hérite directement des délires fantasques et romanesques
de Snoopy : il y a peu de différences entre le chien de Charlie
Brown dans son rôle dAs de la seconde guerre mondiale et
Calvin dans celui de Spaceman Spiff. Lhésitation non résolue
entre lexistence réelle ou imaginaire de Hobbes présente
un autre parallèle évident : une ambivalence du même
type nimbe les caractéristiques les plus extravagantes de Snoopy.
Jusquà lhumour même de la série, sa
capacité à animer certains personnages monomaniaques et
égocentriques, à traiter de sujets comme le désespoir
et la cruauté enfantine, héritent directement du style
décriture de Charles Schultz.
Calvin et Hobbes est une série qui, sans rompre de manière
évidente avec les traditions graphiques et narratives établies,
parvient à conquérir en très peu de temps un territoire
extrêmement disputé (lespace réservé
aux strips dans la presse américaine) ; dautre part un
homme intransigeant, opposé à toute compromission commerciale,
et capable de défendre son point de vue dartiste au finish.
Pour un auteur doué dun sens aigu du goût du public
et cherchant volontairement à viser la plus large audience possible,
le succès de Calvin et Hobbes, constituerait déjà
une performance denvergure. Pour un misanthrope (selon se propres
dires), aux valeurs résolument non-conformistes, la réussite
commerciale de Calvin et Hobbes représente en fait tout autre
chose: une certaine forme dauto- dépassement psychologique
qui est la marque des grandes aventures artistiques.
En cela, comme nous le suggérions plus haut, les déboires
de Watterson avec les commerciaux du syndicate en disent plus long sur
lui que tout détail biographique privé. Si on comprend
que tout ce qui a du prix dans son travail se situe sous le vernis dune
série tranquille, et appartient, comme il le revendique, au domaine
du subtil et du complexe, on sapprochera de ce qui est vraiment
en jeu dans Calvin et Hobbes, cest à dire, sa capacité
à nous faire rire.
Un peu de cosmogonie Calviniste
Au départ, Calvin et Hobbes nétait donc quun
essai livré par un jeune dessinateur à ses éditeurs
potentiels léquivalent de trois ou quatre semaines
de publication dans la presse quotidienne. En sinterrogeant sur
ce moment de sa carrière, Watterson sétonne lui-même
davoir installé dun coup la plupart des éléments
nécessaires à la bonne marche de son petit monde. De fait,
dix ans après, on saperçoit quaucun motif
majeur (personnages ou thèmes) nest venu perturber léquilibre
établi dès ces premières semaines de publication.
Ce coup de baguette magique initial nest pas inédit dans
lhistoire des créations humoristiques : on se souvient
de linvention du personnage de Charlot, que Chaplin composa en
quelques minutes sur un plateau de tournage en 1914. Il y a quelque
chose, dans le comique visuel, qui transcende lidée de
planification et danalyse : un
mélange quasi-musical de certaines qualités de contraintes
et de flexibilité, un accord riche en harmoniques, qui doit sonner
juste, tout en réservant une large place aux tensions, aux contradictions
et aux surprises.
Sil peut être question de cosmogonie, de création
de monde chez Watterson cest certainement dans les profondeurs
de cet accord initial quil faut aller en chercher les clés.
Superficiellement, Calvin et Hobbes incarne une formule éprouvée
(le strip familial, une des formes les plus classiques du médium),
mais derrière chaque formule ou genre établi se cache
souvent une base de données anthropologiques que des générations
successives dartistes véritables semploient à
redécouvrir et à réactiver pour leur propre compte,
parce son type particulier dorganisation leur paraît idéal
pour composer de véritables éléments de vie. Dans
son interview au Comics Journal Watterson évoque de nombreux
recoupements objectifs entre Calvin et lui : ses souvenirs denfance
(les désastreuses vacances en camping, notamment), ses propres
traits de personnalité (quil répartit sur plusieurs
personnages), et jusquà lélément central
du strip le rapport entre Calvin et Hobbes dans lequel
il voit lexpression de sa propre conception de lamitié
(et on sait quelle importance revêt ce thème chez les misanthropes
!).
Le premier strip de la série donne le ton de cette amitié,
et fournit une première clé de la personnalité
de Hobbes, qui deviendra linséparable compagnon de Calvin.
Je ne parle pas de son goût immodéré pour les sandwiches
au thon, qui nest quune particularité assez secondaire,
mais de sa participation inconditionnelle à lidée
saugrenue que Calvin se fait des tigres (comme amateurs de sandwichs
au thon). Bien avant dêtre un tigre en peluche, Hobbes représente
ce quon appelle en psychologie un ami imaginaire , un partenaire
fantôme prêt à partager toutes les constructions
imaginaires de lenfant qui la inventé.
Deux strips plus tard, Watterson introduit une des trouvailles majeures
de la série : en présence de tiers, Hobbes nest
quune peluche inexpressive, tandis que seul avec Calvin, il redevient
un tigre vivant à la langue bien pendue. Si lon étudie
le gag de près (avec tous les risques que cela comporte), on
saperçoit que leffet de surprise vient encore du
ralliement spontané de Hobbes à la fiction entretenue
par Calvin. Au lieu de protester de son innocence manifeste, la peluche
sanime en constatant quelle nétait pas première
responsable du boucan.
Ces deux gags dévoilent un principe de base qui ne va faire que
samplifier avec le temps : les fictions produites
par le petit Calvin ne réagissent jamais là où
on les attend. Quand on les confronte à la réalité,
loin de se dégonfler, elles jouent plutôt lescalade.
En bref : le point de vue de Calvin résiste à toute tentative
normative venue du monde extérieur caractéristique
qui nous rappelle évidemment lattitude intransigeante de
Watterson dans son rapport avec les commerciaux du syndicate. Le pivot
de lunivers de Calvin et Hobbes, son noyau dur, tient dans ce
point de vue indéboulonnable : la vision fantasque, égocentrique
parfois jusquà la mégalomanie, issue de lesprit
dun petit garçon de six ans.
Mon propos nest évidemment pas de comparer la mentalité
de Calvin et celle de Watterson (ce qui serait ridicule). En y regardant
de plus près, chaque personnage défend dailleurs
sa vision des choses avec la même obstination. Ce qui compte,
ici, cest lidée dun point de vue, quel quil
soit, qui résiste aux pressions des points de vue concurrents.
Les tensions qui naissent de ce type de conflit animent lensemble
de la série; la résolution (les guillemets
sont volontaires) de ces tensions constitue lessence même
des gags de Calvin et Hobbes.
Sous cet éclairage particulier, la personnalité de Bill
Watterson commence à transparaître : un homme capable de
résister à dincroyables pressions pour défendre
sa propre vision des choses et qui raconte lhistoire dun
petit garçon arc-bouté sur son monde imaginaire. Ny
aurait-il là quune pure et simple transposition ?
Ce serait évidemment trop simple.
Le dépassement par lhumour
Si le personnage de Calvin représente létape première
du développement psychologique de Watterson, ce nest pas
dans le détail du caractère Watterson déclare
quil était un enfant plutôt tranquille et obéissant
, mais dans une espèce de raideur de la pensée, une incapacité
à saisir le point de vue des autres, qui pose un problème
beaucoup plus général.
Un curieux trait de caractère du père de Calvin donne
peut-être la clé de cet handicap : bonhomme plutôt
sain et faisant preuve dun grand scepticisme vis à vis
des errements de la vie moderne, le père de Calvin a létrange
habitude de renvoyer des explications délirantes aux légitimes
et fondamentales interrogations de son bambin (du genre Doù
vient le vent , réponse: Ce sont les arbres qui éternuent
!), explications absurdes que Calvin prend pour argent comptant.
On peut soupçonner que derrière ce rituel bizarre, Watterson
évoque un état enfantin vécu : celui dun
gosse écoutant, sans les comprendre, les traits dhumour
de son père. Ce gosse, semble nous dire Watterson, est affligé
dune absence totale de sens de lhumour !
De fait les êtres intransigeants ne sont pas réputés
pour leur flexibilité desprit, leur sens du subtil et du
complexe, et encore moins pour leur humour. Or personne ne niera que
le vrai message de Bill Watterson passe dans léclat de
rire quotidien quil a réservé à ses lecteurs
pendant les dix années dexistence de Calvin et Hobbes.
On peut donc supposer que Watterson sest converti à lhumour,
peut-être même tardivement, supposer que loin dêtre
inné, son talent dhumoriste fut le fruit dun travail
sur soi-même qui lui a permis dexploiter positivement une
hypersensibilité au jeu des points de vue dont la source remonte
peut-être à des perplexités enfantines douloureuses.
Lhumour comme entreprise de dépassement psychologique par
laquelle une personnalité originellement monolithique
sépanouit et se reconstruit dans dincroyables exercice
de flexibilité mentale, de modélisation des autres et
de fractionnement créatif du moi.
En témoignent dailleurs ces extraits dinterview où
Watterson présente les thèmes les plus saillants de la
série comme relevant directement de cet exercice. A propos des
séquences imaginaires de Calvin : Au début, il était
simplement amusant de juxtaposer le fantasme et la réalité
le simple fait que le lecteur puisse voir le monde imaginaire
de Calvin, et dun coup, assister à la transformation. (au
retour à la réalité); voir les choses à
travers les yeux de lenfant, puis du point de vue des adultes.
(3)
A propos du caractère irrésolu de la double personnalité
de Hobbes : Je ne crois pas que ce soit une manière facile
de men tirer. Jaime la tension que cela crée. Quand
vous avez deux versions de la réalité qui ne collent pas.
(3)
En témoigne surtout, cette planche du dimanche (reproduite ci-dessous)
que Bill Watterson commente en ces termes : Je suis souvent paralysé
par ma capacité à voir tous les côtés dune
question. Jai combiné cela avec mon intérêt
pour lart, dans cette
planche qui fut très amusante à dessiner.
Chaque gag met donc en scène un (ou plusieurs) conflit de points
de vue, organise une situation où sentrechoquent des versions
incompatibles de la même réalité, et cela avec une
science ahurissante du dialogue, du jeu dacteur, du timing, et
du dessin.
On pourrait mobjecter que toute forme dhumour possède
ces caractéristiques, joue sur la collision brutale ou surprenante
dau moins deux points de vue ; croyez bien que je nen doute
pas un instant ! (Cest une de mes petites théories). Mais
Watterson est un artiste extrêmement probe et subtil, qui touche
au plus près dune essence philosophique de lhumour.
Le rire ne fait pas toujours aussi bon ménage avec lintelligence
et la sensibilité, comme en témoignent certaines blagues
cruelles, comédies idiotes et caricatures méprisantes.
De fait, il existe un versant conformiste de lhumour où
sexprime une fascination haineuse pour la différence, et
qui suppose lexistence dune puissante structure normative
sous-jacente. Il y a quelques années, des psychologues ont créé
un programme dordinateur capable de comparer nimporte quel
visage à un faciès-standard afin d'exagérer les
écarts à la norme. De toute évidence, les caricaturistes
et les inventeurs de blagues racistes procèdent de la même
manière, à partir de standards puissamment intériorisés.
Ce que Watterson démontre a contrario, cest que lintelligence
du rire ne se réduit pas à cette sous-variété
normative. Les tensions quil crée, loin de se résoudre
(et cette fois, jenlève les guillemets) au profit dune
vision du monde dominante et stéréotypée, culminent
au contraire dans une espèce dinstantané (la dernière
image du gag, la chute) où larticulation des
points de vue concurrents atteint au paroxysme de lironie.
Ce que marque notre rire, cest toujours le brusque accès
à une compréhension panoptique et polyphonique
ou cubiste, si on préfère de la situation développée,
une image complexe et subtile qui nen éteint ni les dissonances
ni les tensions. (Tenth anniversary, page 30, strip du haut)...et à
laquelle nous apportons souvent inconsciemment notre propre contribution
(parce que Watterson nous a placé au meilleur endroit possible
pour la saisir dans sa globalité).
Lhumour de Watterson doit donc être vu comme une forme de
lucidité durement gagnée contre le grain de sa propre
personnalité. Sa lutte idéologique au finish contre le
syndicate dans le traitement commercial réservé à
sa série prend alors un tout autre sens. Contre les apparences,
ce nest pas par raideur ou intransigeance que Watterson a défendu
son point de vue: il comprenait parfaitement celui du syndicate , et
cest linverse qui nétait pas vrai. Dautres
auteurs plus humoristes de nature que Watterson auraient
sans doute reculé devant la situation ridicule que cette position
engendrait : un dessinateur qui lutte pour gagner moins dargent
. A cela, Watterson répond (3): Au lieu de (me) demander : Quest-ce
que vous reprochez au mercantilisme ambiant ? il faudrait se demander
: Quest-ce qui le justifie ?
Lhumour, chez Watterson est une variété de lintelligence,
cest à dire de la faculté de se réserver
des choix en dépit de tout conformisme; en ce sens, la phrase
citée plus haut peut être considérée comme
une de ses meilleures punchlines !
Lautonomie des personnages
Quand je travaille sur une idée, je la regarde à
travers les yeux de Calvin. La personnalité de Calvin dicte une
certaine variété de réactions possibles face à
un sujet donné, je me contente de le suivre et de voir ce quil
fait. Le fin mot de lhistoire, cest que mes personnages
écrivent leurs propres rôles. Je les mets en situation,
et je les écoute. (...) Virtuellement, tout lhumour du
strip vient de la personnalité des acteurs. (4)
Parmi les techniques créatives utilisée par lauteur,
celle quil décrit ici tient presque de lincantation
vaudou. Cette manière dinvoquer les personnages comme sils
lui dictaient leur propre rôle recoupe pourtant de nombreux témoignages
dauteurs de BD humoristiques (Schulz, entre autres), de romanciers,
de scénaristes, dacteurs,
etc.
Certains esprits analytiques (je pense notamment à une remarque
dUmberto Ecco (5)) tiennent ce genre de témoignages pour
des coquetteries dauteur qui frisent lenfantillage, mais
les sciences cognitives apportent, je pense, un éclairage nouveau
sur cette question.
On sintéresse beaucoup, aujourdhui, au fait que les
chimpanzés semblent utiliser une théorie de lesprit
dans leurs transactions avec leurs semblables, en se prêtant mutuellement
des intentions, des projets et des stratégies mentales complexes.
Chez lhomme, en tout cas, il est clair que la nature a sélectionné
dimportantes ressources dimagination aptes à modéliser
le comportement dautrui. Il serait cependant naïf de créditer
notre pensée consciente de lessentiel de ce travail de
simulation. Nous ne ne possédons pas une liste unique, universelle
et explicite de tous les comportements, motivations et stratégies
dautrui, un programme-maître qui rendrait prévisible
(et sensée) chaque action humaine. Nous travaillons plutôt
avec des bouts de programmes autonomes qui, en un processus largement
inconscient, vont semployer à modéliser séparément
les individus avec lesquels nous interagissons. Nous aurons donc une
théorie de lesprit différente pour chaque
cas un modèle souvent implicite qualimentent des
sources dinformation très variées : mémoire
émotive, intelligence, ton de la voix, expression du visage,
gestuelle, discours, interactions passées, etc
Tout porte à croire que des auteurs comme Watterson détournent
cette faculté de représentation (et notamment, sa part
inconsciente), pour modéliser leurs propres personnages fictifs
: Je voudrais éviter le piège qui consiste à
psychanalyser les personnages. Je ne veux pas dire Bien, ce personnage
agit de telle manière, cela me contraindrait. (...) Les
rôles des personnages (dans dautres strips)sont souvent
entièrement définis par leur fonction en tant que membres
dun groupe social ou dune classe dâge, et jessaye
déviter cela autant que possible. Je mefforce de
faire de chaque personnage, même mineur, une personnalité
unique, qui, avec le temps, évoluera. (3)
Chaque fois quon linterroge sur le caractères dun
de ses personnages, Watterson se refuse à livrer une explication
définitive. Sil tient ainsi à préserver ses
créatures de toute réduction verbale cest manifestement
parce quil est un des rares auteurs de BD à mesurer la
part importante que jouent dautres formes de pensée dans
son travail.
Its a magical world
Je prends plus de plaisir dans le dessin que dans lécriture,
donc jessaye de trouver des idées qui me permettront de
développer le côté visuel du strip aussi pleinement
que possible, étant données les contraintes très
étroites du format.
Dès les premières semaines de la série, sinstalle
une catégorie de gags qui porte la question du point de
vue sur un terrain plus fondamental encore que celui de la psychologie,
pour sattaquer à la texture même du monde physique.
Si les capacités dimagination de Calvin couvrent souvent
des motivation douteuses chaque fois quelles sexercent dans
le domaines des relations avec les autres (où elles servent ses
pires défauts de caractère paresse, égocentrisme,
cruauté, cynisme etc.), il en va tout autrement dès que
le petit garçon se met à inventer des alternatives hilarantes
aux lois de la Nature. Là, on sent que Calvin travaille pour
une cause juste, celle de limagination pure, envers laquelle Watterson
nexprime aucune réserve : les métamorphoses incessantes
qui agitent lunivers intérieur de Calvin étant manifestement
lexpression directe dun pouvoir denchantement revendiqué
par le dessinateur.
De la machine à transmuter les êtres à la nourriture
vivante qui se met à réciter le monologue dHamlet,
des pannes de gravitation aux bonshommes de neige gothiques de Calvin,
Watterson modélise dincroyables univers parallèles,
multipliant les catégories du possible sans jamais rompre le
lien qui le maintient en contact avec létroit créneau
du quotidien.
La leçon est claire : nous vivons dans un monde magique
où tout peut faire office de trésor (Theres
treasure everywhere et Its a magical world
sont les noms de ses deux derniers recueils, peut-être ses plus
beaux).
La blancheur immaculée de notre feuille vierge
demeure un territoire immense, inexploré, pas encore tout à
fait cartographié. Il reste au cartoonist à dresser les
cartes de mille et une terrae incognitae exotiques, à condition
quil ou elle veuille bien accepter de saventurer
hors des sentiers battus pour sen aller vagabonder par les toundras
de limagination. (6)
Cette phrase, tirée de sa préface à une réédition
de Krazy Kat, fait directement écho à la dernière
planche de Calvin et Hobbes , où lon voit les deux amis
sélancer dans la blancheur immaculée
dune campagne enneigée, en un ultime hommage au médium
auquel, en dix ans de carrière, il aura largement contribué
à rendre ses lettres de noblesses.
La reconquête de lespace
En artiste cultivé, parfaitement conscient de lhistorique
du 9ème Art, Watterson nignore pas limplacable
dégénérescence qua connue la bande dessinée
de presse aux USA. Depuis les pénuries du papier datant de la
seconde guerre mondiale, lespace alloué aux strips na
pas cessé de diminuer au fil des décennies, réduisant
peu à peu le contenu visuel des vignettes jusquà
tuer toute créativité chez les dessinateurs. Alors que
les superstars des années trente les Milton Caniff, Harold
Foster, Alex Raymond avaient assisté, impuissants, à
cette lente dérive vers des cases au format timbre-poste, qui
dautre que Bill Watterson aurait pu se dresser contre ce phénomène,
entamé près de quarante ans plus tôt avec linexorabilité
du fait-accompli ? Quelques mois après avoir réglé
son problème de contrat avec son syndicate et pris une année
sabbatique, Watterson sétait lancé dans ce nouveau
combat: il refuserait désormais de concevoir ses planches du
dimanche comme des objets à géométrie variables,
livrés au charcutage arbitraire des rédactions. A la stupéfaction
générale, il imposa aux journaux un format unique (une
demi page) à prendre ou à laisser.
Comme lavait prévu le syndicate, les réactions des
éditeurs de journaux ne se firent pas attendre, ils inondèrent
lUniversal de menaces de suppression du strip, firent savoir à
Watterson que les décisions concernant lespace éditorial
ne le concernaient pas, se demandèrent où sarrêteraient
les exigences de son ego démesuré, soulevèrent
le fait que dautres strips populaires devraient être supprimés
pour lui faire de la place, firent remarquer que puisquils payaient
pour le strip, cétait au dessinateur que revenait la charge
de sadapter et non linverse, etc.
Avec sa froide assurance, et son manque habituel dempathie et
dhumour (mais nous savons mieux, à présent quelle
intelligence lucide se cache derrière cette attitude choisie
en toute conscience ), Watterson balaye ces protestations dun
seul trait : Je ne disais absolument pas aux éditeurs ce
quil avaient à faire. Je fixais simplement les conditions
auxquelles je vendais mon travail, exactement comme on fixe un prix.
(4)
Le résultat de cette opération est aujourdhui visible
dans les albums en version originale et au format à litalienne.
On trouve dans les planches des dernières années de la
série, une liberté plastique totalement inédites
dans le strip américain depuis la guerre 40-45. Le découpage,
le rythme, lutilisation des couleurs et du vide vibrent dinvention
et de joie de dessiner. Dun coup de gueule magique,
Watterson est parvenu à faire revivre le strip au point où
il en était en ses plus belles heures, celles de George Herriman
son maître déclaré , Cliff Sterrett
et Winsor McCay, quand lespace multi-cadre de la page dansait
sans aucune contrainte, définissant un art qui navait rien
à envier au cinéma, à la littérature, à
la peinture, la danse, le théâtre, etc.
Toutefois, cette passion pour la dimension plastique de la bande dessinée,
chez Watterson, est tout sauf un amour jaloux de spécialiste
hautain; cest une passion généreuse, comme son humour
et son trait lun des plus vivant et spontané de
la BD contemporaine. Chose remarquable, Watterson a toujours réservé
le tranchant de ses exigences et de ses convictions idéalistes
à ses partenaires commerciaux, éditeurs et syndicate,
établissant au passage un précédent pour les auteurs
qui voudraient le suivre, mais sans jamais succomber à la tentation
de retourner ces armes contre ses lecteurs.
Entre cet homme solitaire et nous, Calvin et Hobbes déploie un
incroyable espace dintelligence et de communication, un espace
construit au prix dénormes efforts afin déviter
tout avilissement, toute facilité. Nous reste alors la joie pure
de suivre un artiste créatif et libre capable de concentrer toute
lefficace de son génie dans la légèreté
dun éclat de rire.
Thierry Smolderen
(1) Chez Hachette
de 1988 à 1990, puis aux Presses de la Cité sous le label
Hors Collection.
(2) Daprès Watterson, le nom de Calvin a été
choisi en hommage au théologien du 16ème siècle,
qui croyait en la prédestination, celui de Hobbes, en hommage
à un philosophe du 17ème siècle qui avait
une vue peu complaisante envers le genre humain.
(3) Interview de Bill Watterson, réalisée par Samuel West,
The Comics Journal n°127, Mars 1989.
(4) The Calvin and Hobbes tenth anniversary book (Warner Books, 1995),
inédit en français.
(5) Cf. Apostille au Nom de la Rose, Livre de poche, Biblio
essais n°4068.
(6) Krazy Kat, lintégrale en couleurs, par Georges Herriman,
Futuropolis, 1990, traduction : Frank.
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